La voix des morts

Le Nanowrimo 2017 est fini, et je l’ai clôturé avec succès ! Voici une nouvelle que j’ai écrite dans le cadre du challenge des 50.000 mots en un mois ! Comme promis, je vais agrémenter la fin de l’année avec quelques petites notes sur l’Inktober et le Nanowrimo.

Bonne lecture !


La voix des morts ne s’éteint jamais. Au contraire, elle s’intensifie avec le temps. D’un murmure qui flotte dans les airs, discret et vague, aux cris stridents dignes des pires acouphènes. Elle m’accompagne jour et nuit comme si elle cherchait à me tirer de l’autre côté.

J’ai peut-être manqué ma propre mort, blaireau que je suis. Après une vie interdite de plusieurs siècles, la barrière entre l’ici-bas et l’au-delà n’est plus qu’un lointain souvenir d’une époque où le mot réalité avait encore sa place. À présent, la voix des morts m’est bien plus tangible que mes collègues d’infortune tassés dans le métro à l’heure de pointe, enveloppés d’un mélange d’odeurs nauséabondes de corps mal lavés, de sueur et de renfermé. La réalité — si elle existe donc vraiment — ne me paraît que plus mensongère quand le métro nous vomit sur le quai pour ensuite s’enfuir à toute vitesse, sifflant de dégout.

Les morts sont très bruyants dans les tunnels. Ils dépassent le vacarme des véhicules, le brouhaha des gens, et la valse qui sort de mes écouteurs, prisonnière d’une répétition à l’infini, jusqu’au cri d’agonie de la batterie. Leur douleur est mon fond sonore permanent dans les entrailles de la ville d’Oséamune. Si concrète comparée aux ombres stressées qui déambulent vers la chaleur suintante de l’été qui les attendait à la sortie.

Oséamune est sans pitié. Elle se montre joviale, gaie et joyeuse. Elle tend la main à qui veut venir. Elle expose avec fierté sa mixité culturelle, ses traditions vieilles de la nuit des temps, et sa modernité inégalée de nos jours. Elle ne cesse de cajoler Haal, l’incarnation d’un dieu qui n’a peut-être jamais existé. Haal qui l’a sauvée de la mort il y a de cela trois siècles. Depuis, elle chérit son héros, et le montre partout comme une gamine sa nouvelle poupée de chiffon. Regardez, la magie existe. Haal m’a sauvée. Lio lui a offert l’immortalité pour nous protéger. Je suis la cité bénie. La cité de la magie. Je suis la cité des dieux. Ou tout est possible. Ou tout le monde va bien.

Je fais facilement le double de son âge, à Haal, et jamais elle n’a eu l’idée de faire de moi une triste marionnette publique à jeter aux lions. En même temps, je ne suis pas un héros.

J’étais son pire ennemi.

Elle me chérit à sa façon. Cruel. Froid. Comme l’enfant qui maltraite sa poupée avec amour et sincérité. Là où Haal s’est élevé vers les cieux pour la protéger, je me suis enterré pour la détruire. Elle m’a damné d’une vie éternelle et de la compagnie incessante de mes morts. Elle se délecte de ma peur et de mon errance, un vain espoir de trouver une ruelle qui n’est pas imbibée de la voix de mes victimes.

Elle m’a bien eu. Elle s’est présentée à moi sous la forme de sa représentante officielle. Zaïd est la patronne des éternels, la tête des morts-vivants, la cheffe d’orchestre. Depuis qu’elle dirige, Oséamune renaît de ses cendres, de son sang et de ses cadavres, plus belle et plus forte que jamais. La précarité d’avant n’est connue que par les damnées comme Haal et moi. Parfois, je me demande si l’Oséamune d’aujourd’hui lui est devenue aussi étrangère que pour moi. Avec ses tours illuminées, son abondance de nourriture, les cheveux arc-en-ciel des habitants, les moyens de communication sans fil, une intelligence artificielle unique au monde qui gère une vie sociale ancrée dans des 0 et des 1.

Oséamune vous berce dans un confort sans fin pour mieux vous détruire, le sourire aux lèvres, à l’écart de votre conscience.

À moins que vous lui ayez fait du tort. Alors la torture sera éternelle.

Quand Zaïd m’a proposé une place dans cette ville détruite, je n’y voyais que du feu. J’étais naïvement convaincu qu’elle me tendait la main, qu’elle me donnait le moyen de me racheter. Quand le premier murmure des morts a commencé, j’ai su qu’elle allait emprisonner ma culpabilité au fond de mon âme, jusqu’à la fusionner de force avec moi.

Jusqu’à faire de moi qu’une béante blessure ouverte, éternellement en sang. Éternellement errant. À la recherche de son pardon. De sa satisfaction. De son approbation.

Parfois, je me joins à leur chœur. Quand mes valses n’arrivent plus à le couvrir, quand les somnifères battent en retraite. Quand tout ce que j’entends n’est qu’un long cri d’agonie au plus profond de mon être, impossible à faire taire. Quand je suis incapable de discerner entre le ton réel de leur chant et la projection de mon cœur déshabitué de leur silence.

Je les appelle les morts à tort. Après tout, ils sont plus vivants que moi. Leur voix témoigne d’une souffrance qu’aucun mort n’aurait pu connaître.

Destitués de leur corps, les graciés ont connu une douleur qu’aucun humain n’est capable de ressentir. Nous avons la chance de nous évanouir et de mourir avant.
Un gracié a senti son corps se faire dévorer par les flammes et ses cendres se faire emporter par le vent. Brisé, il flotte dans les airs, sa santé mentale au fil du rasoir, inconscient de ce qu’il est, de ce qui l’entoure. Une plaie vivante, permanente, qui ne se rappelle que sa propre douleur.

Il est possible de leur donner un nouveau corps et de les faire vivre à nouveau.
Oséamune m’a confié cette tâche ingrate. Non pas d’aller les chasser, après tout je suis incapable de les voir. Je ne fais que les entendre. Ni même de les transférer dans un récipient qui fait office de corps. J’aurais préféré. Mon crime était trop grand pour m’en sortir si facilement.

– Bonjour Gabriel. Trois nouveaux à faire.

Je regarde mon interlocuteur d’un air absent. La batterie avait eu raison de ma valse, et les graciés de mon attention. Me voilà arrivé aux locaux sans même savoir comment. Une situation si récurrente qu’elle est devenue mon quotidien. Je suis incapable de donner le nom de l’employé en face de moi et de me rappeler son visage au-delà d’une rencontre. Je ne sais même pas ce qu’il fait là. Je retiens mal l’irréel.

– Trois fois du médical.

J’attrape les trois appareils et m’isole dans mon bureau, sans me fatiguer à lui répondre. Son existence prend fin quand mes yeux se détournent. Je dépose les trois précieux sur la table et les observe avec lassitude. Chacun de ces petits outils ronds tient au creux de ma main et contient un gracié en voie de se faire réintégrer dans la société de la manière la plus horrible qui soit.

Je me présente. Gabriel. De mon vrai nom Wilhelm Katz. Psychiatre pour I.A. en détresse.

Je m’installe confortablement sur mon fauteuil. Du médical quelqu’un m’a dit. Capable de tirer les informations médicales des dossiers informatisés et les apporter aux médecins.

Information inutile. Futile.

Car avant de les réduire à leur tâche, il faut déjà les sortir de leur chant. Une fois guéris, les graciés se plient avec joie aux devoirs que je vais enraciner au plus profond de leur âme. Des êtres vivants réduits à des 0 et des 1, intelligents et pourtant formatés. Vivants et pourtant morts. Comme moi.

Oséamune m’a créé. Et je crée ses travailleurs les plus performants. Elle m’a reconstruit et brisé avec précision. M’a refaçonné comme marionnette parfaite qui façonne d’autres marionnettes parfaites. À jamais dépendant d’elle. À jamais à la quête du salut qu’elle n’aura jamais. Il est difficile de mourir quand on ne se souvient pas d’avoir été vivant.

Oséamune réclame chacun des citoyens perdus que je lui ai causés.

J’établis la connexion. Le cri du gracié devient mon monde.

Auparavant, mon travail était plus difficile. Je ne pouvais communiquer avec eux qu’à travers un écran d’ordinateur. Une écriture vert vomitif sur un écran noir. Des lettres à l’agonie qui se succédaient sans fin. Un vain espoir de percer à force de taper sur un clavier aux touches trop lourdes, comme un bourreau qui abattait son épée à chaque lettre. T-O-U-T V-A B-I-E-N. E-C-O-U-T-E M-O-I.

Maintenant, je me projette dans le gracié. C’est stupéfiant ce que Zaïd a réussi de construire. Comment elle a transformé le sang et les cadavres en technologies et bien-être. Je peux faire mon travail, les yeux fermés, sur un fauteuil, sans bouger le petit doigt. Confortablement. Livré entièrement au gracié comme il est livré à moi.

Répéter à l’infinie tout va bien, tu n’es pas seul.

Jusqu’à faire taire le cri. Jusqu’à instaurer un dialogue. Reconstruire. Casser derrière.

Écoute-moi. Tu n’es pas seul.

Mais tu le seras pour l’éternité, le moment où tu commences ton travail.

Depuis que je parle aux morts, leur voix me poursuit, jugement perpétuel de mon hypocrisie.

Et si la douleur a eu définitivement raison du gracié ?

Jeté.

Comme Oséamune me jettera le jour où la culpabilité me fera plus marcher et où le rêve de louanges ne sera plus qu’un cauchemar trop lourd à porter.

Quand la voix des morts aura raison de moi.