Chapitre 1

Saa se figea. Il avait l’impression d’avoir entendu un bruit à peine audible. Immobile, il était à l’affût du moindre son. Il dut attendre qu’un instant avant que le froissement ne se fasse entendre à nouveau. Réflexes imparables, ses doigts attrapèrent un couteau de lancer pour l’envoyer dans le noir. Un couinement indiqua qu’il avait atteint sa cible. Saa se détendit aussitôt. Juste un quelconque rongeur.

Évidemment ! Qu’est-ce qui pouvait être à l’origine d’un petit bruissement à part un animal sans défense ?

Il lâcha un rire nerveux. Tout en s’approchant de là où il avait entendu le cri, il alluma sa lanterne pour trouver sa victime.

Tu commences à souffrir d’un réel délire de persécution, Saa ! se gronda-t-il en sortant son couteau du cadavre du rat.

Il avait réussi à planter son arme dans la tête de l’animal qui était mort sur le coup. Si seulement il avait autant de chance contre de vrais ennemis ! Comme les Créatures  ! Il nettoya rapidement la lame sur son pantalon avant de la remettre à sa place. Son regard resta fixé sur les yeux globuleux et blancs du rongeur qui le transperçaient, comme pour lui demander en quel honneur il était mort. Saa frissonna, les prunelles aveugles des cavernicoles lui paraissaient toujours troublants.

Il se redressa, le coeur battant encore à toute vitesse, chaque muscle tendu, chaque sens en alerte. Ce n’était qu’un rat, il devait se calmer. Qu’avait-il peur de rencontrer d’autre ? Un être humain ? Il se trouvait si loin de toute civilisation ! Deux à trois mois pour un aller-retour complet. Des mois de salaire. Trop de risques.

L’être humain n’allait pas oser s’aventurer volontairement sur la lointaine chaîne de montagnes glacées qui bordait le nord du continent. Un voyage bien trop long et dangereux pour ne rien y gagner. Le calcaire et l’aragonite qui constituaient ses entrailles n’avaient rien d’intéressant, même si Saa aimait les formations naturelles du liais. Les concrétions se mariaient avec une couche de givre pour créer des panoramas oniriques, scintillants sous la lumière de sa lanterne à pétrole. Son haleine se matérialisait devant lui, nébuleuse et blanche, ajoutant une couche de mystère. Explorer ce lieu souterrain lui donnait l’impression de visiter un rêve sombre mais à la fois coloré.

La beauté n’était cependant pas un argument pour oser braver les dangers d’un voyage aux yeux de l’humanité. Vraiment, qui était assez fou pour quitter le confort des cités des dieux ?

Des gens comme lui. Des gens désespérés et insensés. Qui, depuis longtemps, avaient perdu le contact avec la réalité.

Il était le seul à savoir pour le trésor qui somnolait ici. Malgré tout, à chaque fois qu’il venait, la paranoïa refaisait soudainement surface, lui donnant l’impression de suffoquer dans d’atroces douleurs. Plus il approchait de son but, plus elle le rongeait.

Ah  Saa, tu es pitoyable  Personne n’est au courant ! Ce secret est le tien, et le tien seul !

Et il allait faire en sorte qu’il reste uniquement le sien ! Si jamais quelque chose osait l’intercepter, il allait s’en débarrasser sans ciller, à l’exemple du rat. Innocent ou coupable, peu importait. Il éteignit à nouveau la lanterne, laissant le noir régner en maître. Au cas où une tierce personne aurait découvert son trésor, il voulait la surprendre pour l’éliminer facilement. Son délire de persécution l’avait poussé à mémoriser scrupuleusement les lieux après son deuxième ou troisième passage. Maintenant, il les connaissait comme sa poche : il arrivait à s’orienter dans les galeries et étroitures sans faire le moindre faux pas, sans heurter accidentellement une paroi, et sans avoir le besoin de tâter en avant, malgré l’obscurité la plus totale. Il savait où le sol était glissant, où il pouvait poser le pied sans craindre quoi que ce soit. Où des colonnes stalagmitiques et des fistuleuses barraient son chemin, où les galeries étaient ouvertes et dégagées..

La folie n’avait décidément pas tardé à s’installer.

Il s’était demandé plusieurs fois, depuis le temps, si cela en valait le coup. Cette peur constante, cette folie qui le rongeait de l’intérieur chaque fois qu’il goûtait du fruit défendu. Pourtant, il se retrouvait à nouveau ici, dans cette quête sans fin.

La magie était noire et dangereuse. Une fois tombé sous son emprise, elle vous garde avec une prise de fer, enfonçant ses griffes dans votre chair. Et vous allez revenir, encore et encore, malgré la douleur et votre vie en ruine.

Car la magie était avant tout merveilleuse.

Saa était adolescent, la première fois qu’il l’avait goûtée. Même pas la vingtaine. Maintenant, il en avait vingt-quatre, et il avait l’air désespérément malade : les yeux pochés, les joues creuses, la peau pâle et si transparente que les artères s’y démarquaient, les chevelure fine sans aucun éclat, qu’il perdait par poignées — encore heureux qu’il ait une telle masse de cheveux que cela ne se remarquait qu’à peine. Sa stature était trop maigre, et il tremblait la plupart du temps. Les années lui avaient offert l’entraînement nécessaire pour être à nouveau capable de tirer avec précision, malgré ses mains frissonnantes.

Il avait reprit sa marche à tâtons, s’avançant avec prudence. Il était à l’affût du moindre bruit, du moindre son qui pouvait trahir une présence.

Il n’entendait que le faible hululement du vent qui traversait le cavernement.

Ses pas heurtèrent une pierre qu’il n’entendit pas rebondir. Il s’arrêta. Il sentait un courant d’air plus fort lui caresser la peau, passer une main invisible dans ses cheveux, et tenter d’entraîner ses habits dans une danse lente. Son manteau de fourrure était trop lourd, son pantalon trop rigide, et son équipement bien installé dans un sac à dos. Seul son pendentif se laissait entraîner dans une douce valse, le cygne aux ailes déployées qui l’ornait prêt à prendre son envol. Le froid essayait de trouver un chemin à l’intérieur de ses habits pour venir le mordiller, mais le mage s’était bien préparé, enveloppé dans une chaleur imperturbable. Ainsi, la froideur s’acharnait sur ses joues exposées.

L’ouïe fine et entraînée de Saa perçut une douce mélodie crée par un vent passant par les milles tunnels qui s’offraient à présent devant lui, s’en servant comme d’un instrument de musique de taille immense.

Un écho soudain annonça que le caillou avait atteint le sol.

Il était arrivé jusqu’ici. Ce n’était plus très loin. Il alluma à nouveau la lanterne, ne faisant pas confiance à sa mémoire sur cette partie du trajet. La lumière éclaira un gouffre juste devant ses pieds. Un puits troué tel un fromage. Du fond, on pouvait entendre le bruit de l’eau ajouter une note plus agressive à la mélodie du vent. Un ruisseau prenait son origine à l’intérieur de cette montagne.

Saa se tourna vers la gauche pour poursuivre le chemin, à présent transformé en vire. Il se colla bien dos au mur, malgré la parois rocheuse, irrégulière et pointue qui l’agrippait à chaque pas qu’il faisait, enfonçant ses doigts de pierre dans le peu de chair qu’il avait.

Après quelques minutes à se glisser le long du rebord, il atteignit une chatière en baïonnette. Y entrer, était une manoeuvre plutôt risquée, car il fallait s’accroupir pour passer à travers l’ouverture, sans perdre l’équilibre sur la fine couche de gel du vire. Mais Saa était agile, et il passa cette épreuve sans même vaciller. C’était la sixième fois qu’il revenait ici depuis ses seize ans, et rien sur ce chemin ne pouvait le surprendre ou lui poser un quelconque problème d’acrobatie.

Il devait continuer quelques mètres en rampant avant que le passage ne s’ouvre sur un boyau. Le plafond était toujours assez bas, et l’empêchait de se redresser entièrement, même s’il pouvait à nouveau avancer sur ses pieds. Son pantalon avait souffert, mais le mage remarqua avec satisfaction qu’il ne s’était pas déchiré sur les petites pierres pointues. Il en avait enfin trouvé un résistant ! Il s’agissait là d’un détail tout à fait banal, mais Saa s’en réjouissait comme s’il venait de découvrir le sens même de la vie. Il trouvait parfois la joie dans la plus simple des constatations, tout comme les faits importants pouvaient l’ennuyer, tel un cours d’histoire pour un enfant.

Il ne se souvenait plus trop si son attention avait toujours été aussi lunatique. Sa vie d’avant ne semblait être qu’une vague idée. Il lui arrivait même de douter de la justesse de ses souvenirs, et les trous de mémoire étaient nombreux. Son passé était flou, telle une peinture où le peintre avait passé un coup de chiffon sur les couleurs encore humides.

Ah  Saa, tu as des métaphores pitoyables.

Malgré lui, la pensée l’amusait et il lâcha un gloussement.

L’attention du mage fut subitement attirée par autre chose. Au loin, il vit une lumière bleuâtre. Un sourire plus que ravi étira ses lèvres pâles alors qu’il accélérait le pas vers son origine, qui ne tarda pas à apparaître  : un liquide qui brillait d’une lumière changeant entre le bleu et le vert illuminait la cavité où débouchait le boyau. Il reposait dans un minuscule bassin naturel surélevé de quelques centimètres.

Saa n’avait hésité que quelques secondes la première fois. Assoiffé et vidé de toutes ses forces après les acrobaties dans le puits, le choix avait été restreint : Mourir de soif ou boire.

Bien sûr, il connaissait les rumeurs de l’existence de la magie. Il en existait des centaines. Toutes plus invraisemblables les unes que les autres. L’humanité était ignorant sur ce sujet, et ceux qui savaient se taisaient. Et même si Saa avait su pour l’origine du liquide, son choix aurait été le même : survivre.

Maintenant, il était plus savant et il revenait en toute connaissance de cause. Il ne pouvait plus s’en passer. Il s’accroupit à côté du bassin, glissant son index dans la magie. Le doigt disparaissait jusqu’à la moitié de la deuxième phalange avant de toucher le fond. Saa la sentit à peine contre son doigt, aucune sensation particulière le parcourut à son contact. Tel l’air, la magie frôla doucement sa peau.

Le voilà, le problème : la magie était extrêmement rare. Saa avait un grand verre entier de magie, tout au plus. Depuis la dernière fois, il y avait une année et demie, aucune goutte supplémentaire n’avait cru bon venir s’ajouter à son renouvellement.

Quand il retira son doigt, il était sec. La consistance de la magie s’avérait étrange. Saa plongea le creux de sa main dans la cuvette pour en retirer. Le surplus retombait sous forme de petites billes, alors qu’une sorte de boule liquide restait au milieu de sa main. La magie n’était ni liquide ni solide, mais Saa n’avait pas de mot pour définir sa compacité.

Le mage entendit un bruit. Avec un soubresaut, il laissa retomber la magie dans le bassin, cherchant sa source. Une salamandre apparut sur le bord du bassin vis-à-vis et pencha la tête vers la magie.

La seconde d’après, un couteau de lancer l’avait achevé.

Irrité, Saa contourna le bassin pour récupérer son arme du reptile projeté par terre. Il tremblait de rage.

Personne ne lui vole sa magie ! Personne  Même pas un salamandre ! Elle était la sienne !

Tentant de reprendre son calme, il se précipita vers le creux et y replongea la main pour avaler le liquide goulûment avant qu’un autre prédateur ne vienne disputer ce qui lui revenait de droit. Il nettoya la cuvette à la perfection, tâche facile, vue la consistance étrange de la magie.

La lumière bleue dans la cavité s’éteignit à fur et à mesure qu’il but, laissant place à un noir parfait alors que Saa riait d’un air triomphant. Un écho résonnait des parois jusque dans le puits.

Cette fois-ci encore, il avait réussi ! La magie était sienne !

Le mage tremblait de joie, sentant avec soulagement la chaleur de la magie se dégager en lui, tel un assassin faussement bienveillant, pour mieux pouvoir le poignarder après. Son esprit divaguait et la conviction qu’il avait accès à toutes les réponses de l’univers s’installait peu à peu. Le sens même de la vie ne semblait plus avoir de secret.

Saa se laissa glisser au sol, s’adossant au bassin, continuant de ricaner dans le noir. L’univers était si clair et compréhensible ! Il fallait de la magie pour le remarquer.

Et pourtant ce n’était qu’une sensation, de l’extase qui était suivie d’un vide immense. Saa tomba dans un profond sommeil sans rêves.

Il fut réveillé par les habituels spasmes et la douleur poignante. Il eut le réflexe de se tourner sur le ventre, prit appuie sur les mains avant de vomir du sang. Une fois. Deux fois. Trois fois.

Plus qu’il y avait une année et demie.

Il s’affala un peu de côté. Il espéra ainsi éviter d’atterrir dans son propre sang avant que les convulsions n’augmentent, le laissant se tordre au sol telle une victime prise dans une toile d’araignée. Son sang s’était transformé en feu et le torturait de l’intérieur, l’air en aiguilles qui perçaient ses poumons.

Il n’avait aucun moyen d’estimer le temps que dura son état, mais il avait encore l’impression que c’était plus long et violent que la dernière fois, qui avait déjà été plus douloureuse que la précédente.
Puis son corps céda et il tourna enfin de l’oeil.

Quand il se réveilla pour la deuxième fois, aucun souvenir de l’extase subsistait. Il se souvenait que d’une bienfaisance comme il en avait rarement ressenti. Il se rappela cependant très bien les douleurs, et tout son corps gémit sous ses mouvements. Il attrapa la lanterne et l’alluma, se redressa un peu, s’adossa à la cuvette, la lumière agitée de ses mains tremblantes.

Il n’avait pas réussi à épargner ses vêtements. La partie droite de son manteau et de son pantalon était teintée de rouge. Saa grimaça.

Saa regardait le sang au sol en se disant que la mort planait déjà sur lui. Il estimait qu’à ce rythme, il n’allait pas atteindre la trentaine.

En poussant un soupir, il se releva. La douleur s’estompait bien vite, tout comme la faiblesse de son corps suite à la perte de sang, et Saa savait qu’il n’avait besoin ni de boire ni de manger durant les prochains jours. Mais cela allait user de la magie. Et plus il s’en servait, plus vite il en serait dépourvu, et plus vite il aurait besoin de se rapprovisionner. Sauf qu’il ne connaissait aucune autre source que celle-ci qui prenait une année et demie à recréer de la quantité pour une fiole.

Il avait songé plus d’une fois à aller voir un docteur et rejeté l’idée tout aussi vite. Aucun docteur au monde ne pouvait l’aider. Au contraire, dans le pire des cas, il allait découvrir que Saa était un mage. Une chose à éviter par tous les moyens.

Être mage était dangereux.

Ils étaient rares et convoités par la société pour leurs aptitudes uniques, surtout en ces temps de guerre que vivait l’humanité.

Saa ne pouvait pas non plus compter sur le soutien de ses semblables : chaque mage voyait dans un compère un prétendant éventuel à se disputer une source de magie. Où l’autre avait-il trouvé la sienne ? Avait-il justement bu dans la même que lui ? Le délire de persécution était poussé en chacun d’entre eux.

La source de Saa était loin de tout, en sécurité. Et pourtant le doute l’avait frôlé, l’année dernière quand son regard s’était posé sur un autre mage dans la ville. Avait-il fait le même voyage périlleux pour venir boire la magie dans cette cavité ? Ce n’était pas l’envie de lui tirer les vers du nez qui avait retenu Saa à se rassurer, mais plutôt le tortionnaire qui le trainait en place public pour montrer l’exemple de ce qui arrivait à chaque mage bravant les autorités en refusant de se déclarer.

La guerre rendait les mages encore plus précieux qu’avant, et ils étaient traités, ironiquement, avec encore plus de violence qu’avant. Saa avait participé à la torture professionnelle, comme tous les habitants de cité du dieu Féôn. Il ne savait pas ce qui l’effrayait le plus : la souffrance des tortures, ou l’opinion unanime de l’humanité qu’il s’agissait là d’un traitement mérité et juste.

Evidemment que Saa ne s’était pas déclaré.

Evidemment qu’il n’allait pas non plus se passer de la magie.

Il se redressa et prit le chemin de retour.

Car avant tout, la magie était merveilleuse.